Les vieux c’est comme les gosses, ils ont perdu les filtres. Quand ils n’aiment pas un truc, ils te le disent direct sans émotion. Sauf qu’à la différence des enfants, ils sont sourds comme des pots. Faut leur gueuler dessus comme un putois pour qu’ils captent ton projet.

Donc, je suis dans le Nord pendant quelques mois pour mettre en place des ateliers. Essentiellement avec des jeunes. Dans le lot, s’est glissé un groupe de l’Ehpad d’un bled perdu, leur objectif étant de créer un journal autour de l’écriture de la mémoire et du souvenir. Banco. J’ai pris mon petit sac à dos et je me suis rendue à la dite réunion pour causer du projet.

Sauf qu’au lieu de me retrouver avec la personne en charge de la demande, c’était un guet-apens. J’avais 50 vieux qui m’attendaient dans une salle surchauffée au lino taupe de l’Ehpad. Ils avaient disposé sur des tables avec des nappes de baptême en papier, des petits gâteaux secs semi couverts de chocolat dans des boites en fer vertes. Y a vraiment qu’eux pour acheter ces merdes, j’en ai jamais vu dans les supermarchés. Y’aurait un marché noir de la boîte à gâteaux chez les clubs seniors que ça m’étonnerait pas.

Et donc, ils avaient déjà bouffé la moitié du goûter et ils étaient complètement surexcités par l’arrivée d’une « journaliste ».

Et vazy que ça se marre aux quatre coins, que ça lance des boutades sur les mises en plis. Aucun contrôle sur le groupe. Parce que quand même, ce sont des aînés, j’allais pas les secouer comme des 4°. En plus, ils ont l’air aussi solides que des feuilles d’automne. J’ai pas osé leur mettre des coups de pression d’entrée de jeu mais j’ai jeté des regards « prochain mot c’est premier rang ». Ça n’a eu aucun impact. Je n’ai aucune emprise émotionnelle sur le vieux.

Évidemment, la plupart des gens n’avaient rien compris au bail puisqu’ils sont pratiquement tous sourds. La moitié de la salle pensait que je venais faire un reportage sur leur village, et l’autre moitié ne savait pas vraiment ce qu’elle foutait là. Ils étaient surtout là pour le goûter, faut dire ce qui est.

Me voilà donc à expliquer le programme à des gens qui sont focus sur les gâteaux semi nappés. Évidemment, personne ne m’entend quand je cause parce qu’ils sont complètement dissipés et sourds comme des pelles. FAUT PARLER PLUS FORT, ils font tous comme ça, en plissant les yeux, et ils peuvent même pas lire sur les lèvres puisqu’en plus, ils voient que dalle. Je gueule plus fort, je suis au max, et j’ai été surveillante dans un lycée, c’est vous dire la gueulante. Mais je vois sur leurs tronches frippées qu’ils captent que dalle. Je me mets presque sur la table, je hurle JE NE SUIS PAS ICI POUR FAIRE UN REPORTAGE SUR VOTRE EHPAD NON NON NON REPORTAGE EHPAD NOOOON. RÉPÉTEZ APRÈS MOI LA RETRAITE À 64 ANS NONONON.

Mais non, ils n’ont jamais compris le projet. Entre la surdité et le blocage temporel à une époque où un journaliste ça faisait des articles, ça venait pas nous emmerder avec des ateliers d’écriture, bref, ça voulait pas rentrer. Ils étaient tous venus avec leurs petits livrets en papier glacé, le genre de livre-montage-photos que les vieux font faire avec des couvertures du type « souvenirs de l’été 1935 au lavoir de Franville », sur un bandeau rouge avec des lettres dorées. Et ils voulaient tous que je lise leurs livres pour m’imprégner.

J’étais fait comme un rat.

Du coup, pour faire diversion, j’ai fait faire un tour de table. Prénom, commune de naissance, précisez si vous êtes à l’aise avec l’écriture. D’habitude, je demande l’âge mais bon là, j’allais pas remuer le couteau. Allez, c’est parti Lucette c’est toi qui commences.

Qu’ai-je fait mon dieu. Ils sont tous président de l’association de rami, du loto, de la zumba ou je ne sais quelle activité extra Ehpad, ils te font la liste t’as déjà perdu 15 minutes. Ensuite, y’a toujours un moment où ils commencent à avoir l’oeil humide, ils mentionnent telle personne en charge de l’amicale comme si c’était le président de la république, mais comme il est mort tout le monde tape une gueule de déterré. Ils m’ont fait le coup de l’hommage aux morts tellement de fois dans les présentations, j’ai cru qu’on allait se chanter la Marseillaise avec minute de silence à la clé.

Mauricette nous a fait son sketch, celle-là c’est la comique de service. Elle fait des blagues en mode « moi je suis nulle en tout », ils se tapent tous des barres, j’ai l’impression d’être en 4°B. Est venu le moment de Robert, et tout le monde a gueulé « NUMERO 20 ! » Ils se sont tous enflammés, des numéros 20 par ci, numéro 20 par là, c’est parti en sucette. Jusqu’à ce qu’on m’explique que pour une raison obscure, Robert est associé au numéro 20 quand ils jouent au loto. Donc le numéro 51 c’est le Ricard, et le numéro 20 ici c’est Robert, faut le savoir. Lucien, il a voulu faire le malin, il me dit « moi je suis doué avec tout ce qui a un rapport à l’informatique ». J’ai répondu « Génial ! Je vous embauche comme webmaster de l’équipe ». Gros blanc dans la salle. Personne n’a compris ma phrase évidemment, ou alors ils avaient encore rien entendu. En fait, Lucien, il sait allumer un ordinateur et créer un document word au max, mais ça suffit pour se la péter à la récré.

Il a aussi fallu trouver un créneau commun. Parce que tu crois que les vieux à la retraite ils se font chier ? Ils ont un emploi du temps de ministre, j’ai jamais vu ça. En plus, ça se lève tôt un vieux, faut la remplir sa journée. Ben ma parole, ils ont des activités toute la semaine.

– et le mardi après-midi ?

– ah ben non c’est Loto ! Numéro 20 !

-HAHAHAHAHAHAHAHA

– Mercredi matin ?

– Non le mercredi c’est les chiffres et les lettres.

– Vendredi ?

Finalement, j’ai réussi à trouver un créneau entre le voyage en Tunisie avec le club du troisième âge et la grande tombola de Pâques.

Voilà, je me suis dit. Plus que 56 ans de boulot et on pourra se la couler douce à l’Ehpad en bouffant des semi nappés. On va se la régaler.