Système D

Quand tu sors pas de chez toi, t’as l’impression que le monde entier est confiné, que comme toi, le monde vit en legging, le cheveu gras et le cul ramolli.

Alors qu’en fait, non. C’est le dawa dehors. Les gens n’ont pas tous le même rapport au confinement.

Hier, je suis passée devant la place Arnaud Bernard en fin d’après-midi, c’était la grosse teuf. C’était tellement l’ambiance, j’ai cru que j’avais raté le ramadan et que c’était déjà l’Aid. Des gens partout, en bande, à stagner. Même les kebabs étaient ouverts, j’avais l’impression d’avoir franchi les murs du temps. Tout à coup, j’étais projetée au mois de février, y en a même un qui a essayé me vendre des clopes. Comme ça, sans intercalaire en plastique devant la tronche, sans gel hydroalcoolique home made, rien. A l’ancienne. J’étais sidérée. Le marché clandestin existe, et il ne se cache même pas, il n’a même pas changé d’adresse.

Je suis repassée aujourd’hui, y avait pas un chat sur la place. Des flics partout qui demandaient les attestations des quelques passants. Ça sentait la descente.

J’avais rendez-vous pour récupérer de l’argent de la caisse de grève. C’est une caisse prévue pour les précaires qui font grève, l’argent est réparti pour que tout le monde puisse participer sans trop de dommages.

Laisse tomber la procédure pour récupérer le bordel. J’ai eu l’impression d’avoir été recrutée par les services de renseignement. L’adresse exacte du rendez-vous ne m’a été communiquée qu’après avoir précisé mon créneau horaire.

Sonne au numéro 22 puis attends en bas, nous te ferons passer l’argent par le balcon de gauche.

L’argent m’est arrivé du balcon dans une petite poche fixée sur une corde.J’avais mis mon masque, dans ma tête j’étais Don Corleon, en Wax.

Quand je suis repassée sur la place Arnaud B, le kebab avait rouvert. J’ai été tentée de prendre une formule avec frites boisson mais j’avais pas faim. Aurais-je un jour de nouveau faim d’ailleurs ? Je n’ai plus aucun contrôle sur mon corps, il ne sait plus quel signaux m’envoyer, il ne comprend pas où en est dans l’année ni quel est le projet.

J’ai failli rater mon rendez-vous parce que j’avais oublié qu’on était vendredi. J’ai donc décidé de reprendre mon agenda et de continuer à marquer des trucs dedans. J’y note les repas, parce que sinon, la saucisse purée tu sais plus si tu l’as bouffée hier ou y a trois jours, vu que chaque jour ressemble à hier, et à demain. Du coup, tu crois que t’as fait light et tu te fais un steak frite. Plus personne ne répond aux signaux, le cerveau est en mode wallah me demande pas ce qu’on a fait hier keske tu veux que j’en sache, le corps, même ambiance, comptes pas sur moi meuf, je me souviens même plus si tu m’as nourri ce matin.

Je note aussi mes séances avec Justine, si j’ai bossé le cul ou les abdos. Faut quand même équilibrer le bordel, des fois que je sois trop musclée en sortant du confinement et que personne ne me reconnaisse.

D’ailleurs, je conseille à tout le monde de mettre des jeans de temps en temps pendant le confinement. Ça recadre. Moi, ça faisait un moment, et je dois avouer qu’il me moule particulièrement le derche. Si j’étais honnête, je dirais que j’ai pris du gras, mais je préfère penser que c’est du muscle. Toujours est-il qu’il ne faut pas attendre le 11 mai pour voir où on en est niveau galbe. Déjà qu’on va plus avoir de taf, alors s’il faut changer toute la garde robe, c’est pas vraiment le moment.

En parlant de galbe, faut que je me grouille, j’ai rendez-vous avec Justine. Apparemment ça va être light cette séance, on a juste besoin d’haltères de 6 kilos, de trois chaises et d’un troupeau de 8 vaches.

Je vous dis, s’y faut, c’est du muscle qui remplit mon jean, et mon cerveau n’est pas encore au courant.