
Vincent Galy
Je vous avais déjà confié que j’étais partie pour vivre trois mois en Corse. Avec un multipla.
Bon ben, faut que je vous dise aussi que je vis sur un campement aménagé. Un terrain vague. Oui, comme les gens du voyage, voilà. En moins bien équipé. Voyez le truc.
Avec mon multipla.
Non mais ne vous affolez pas, je suis là pour bosser. Je fais la saison, comme on dit dans le milieu. Je n’ai pas décidé de me lancer dans une carrière de circassienne. Même si je travaille mon triple salto arrière régulièrement.
Donc, je vis là avec mon pote Fredo, sur « le camp de base », on l’appelle. Oui, ça fait très militaire. Mais c’est que le nom, vous emballez pas. Pour le reste, on se rapproche vraiment plus du manouche que du militaire.
Après faut savoir que Fredo et moi, on a des caractères complètement différents. Pour ne pas dire opposés. Pour ne pas dire extrêmement opposés. Pour ne pas dire retenez-moi ou je vais commettre un assassinat.
Déjà, Fredo n’a pas le même rapport à l’espace temps. Ni aux priorités. Il peut passer 45 minutes sur un truc que t’aurais torché en deux secondes. Par exemple, peler une pêche. Pour une personne normalement constituée, peler une pêche, ça ne prend pas plus de, alleeeeez, cinq minutes quand on est vraiment pas doué.
Si c’est Fredo qu’a décidé de bouffer une pêche, j’espère que t’as pas prévu de te coucher tôt. Je ne sais pas comment il se démerde. Je veux dire, à part mettre ton couteau sur le fruit, le faire glisser sur la chair et enlever la peau, je vois pas comment on peut y passer l’après-midi.
Après, il fait ça tout en délicatesse, on peut pas lui enlever ça. Alors c’est bien, en ce qui concerne notre amie la nature. C’est vrai que si y’avait plus de gens de ce format là, y’aurait sûrement vachement moins de conflits sur terre. Déjà, tout le monde serait occupé la moitié de la journée à se peler une pêche. Ça limite le temps pour les engueulades. Puis, si tout le monde faisait comme Fredo, chacun aurait sa place sur cette foutue planète.
Notamment les insectes. On vit sur un campement sur un terrain en Corse. Autant dire qu’on cohabite avec les fourmis, les guêpes, les moustiques et autres insectes de l’amour. J’ai rien contre eux, je suis chez eux en quelques sortes. Mais si y’en a un sur mon passage, je ne lui laisse pas le temps de baver dans mon assiette, que les choses soient claires.
Avec Fredo, c’est une autre histoire. S’il trouve, par exemple une araignée, sur un truc dont il a besoin, mettons une cuillère, ça donne cette scène surréaliste.
Allez. Non, petite araignée. Va-t-en. Ça n’est pas chez toi ici. Ce n’est pas ta maison. Qu’il lui chantonne avec une petite voix fluette. Et le voilà qui la pousse délicatement.
Pendant que j’attends, complètement ahurie par cette scène, la foutue cuillère pour tourner les pâtes QUI SONT EN TRAIN D’ACCROCHER BORDEL DE MERDE, FREDO BOUGE TON CUL AU LIEU DE CARESSER DES ARAIGNÉES !
Vous visualisez l’ambiance. Vous connaissez ma douceur légendaire, inutile de vous faire un dessin. Déjà qu’il m’en faut peu pour me foutre à brailler, là c’est festival. Autant dire que l’araignée avec moi, elle se fait pas vieille.
Heureusement qu’on a pas de voisins directs parce que je travaille mon volume sonore pour deux en ce moment.
Ça nous fait une sacrée équipe.
Donc avec Fredo, on est censés aménager notre camp de base. Faut savoir que le bricolage, ça n’a jamais été ma passion. Y’a deux trucs que je ne comprends pas dans la vie. Les maths et la bricole. Quand on aborde ces thèmes là, mon cerveau se met en pause. Si quelqu’un tente de m’expliquer un truc à base de chiffres ou de tourne-vis, je continue à regarder mon interlocuteur tout pareil que quand on parlait du prochain apéro, sauf que je suis morte à l’intérieur.
Donc pour monter le camp de base, y’a moi, et Fredo le peleur de pêches. Je vous laisse imaginer la tronche du campement.
Bon, on a l’eau et l’électricité, c’est déjà pas mal vous me direz. Mais la douche solaire est posée en plein milieu du champ, de sorte que la totalité des voitures qui passent sur la nationale en face ont droit à un spot publicitaire Ushuaia nature à chaque douche. Je suis pas culcul de la nudité mais se faire klaxonner par les camions quand je me lave les cheveux, ça va un moment.
On est donc également en mode recup. Tout ce qu’on peut gratter, on le récupère. L’autre jour, j’ai reçu l’appel d’un pote pour me prévenir que des superbes étagères étaient arrivées au rayon poubelles. Ni une ni deux, j’embarque Kev’ à la chasse aux meubles.
J’arrive sur les lieux moins de cinq minutes plus tard, et là je vois quoi ? Deux gitans qui reluquent MES étagères. Putain, ils ont été plus rapides les cons.
Je les toise. Je m’approche en furtif. Je me cale entre deux conteneurs, l’air de rien. Ils m’ont repérée et ils ont compris que je convoitais la même chose qu’eux. Mais je les sens hésitants, pas sûrs d’eux. Y’a une couille dans le potage.
Je regarde autour de moi. Haha putain, les bleus, ils ont une espèce de BM coupée sport mon cul. Impossible de rentrer une étagère dans ce machin ! Hé ouais bande de nazes. Moi, j’ai un multipla. Vazy rentre chez ta mère avec ton coupé décalé, moi je remballe les étagères.
Oui, bon, j’ai pas dit ça, évidemment. Je ne parle pas comme ça à des gitans corses, je ne suis pas suicidaire. Mais je m’arrange pour transmettre tout mon dédain par les yeux tandis que je brandis difficilement, mais fièrement, ces étagères beige-pipi à la douce odeur de détritus.
Ils sont obligés de capituler et quittent les lieux la mine basse.
Kessya. Moi, on m’appelle Esmeralda.